CHAPITRE CINQ
Frère Cadfael, qui s’était rendu jusqu’au hameau de Preston afin d’interroger le jeune Aldhelm, s’entendit répondre que le berger était parti pour les champs du manoir d’Upton. Depuis que les eaux étaient montées, tous travaillaient sans interruption du matin au soir. Cadfael se dirigea droit vers Upton et demanda où il pourrait trouver le petit pâtre, puis, d’un pas alerte, il parcourut le dernier mille, qui le mena à une colline bien au sec, située au-dessus des noues.
Aldhelm, qui surveillait de près un agneau tout jeune, encore bien incertain sur ses pattes, malgré l’aide que lui apportait sa mère du bout du museau, sauta sur ses pieds. C’était un garçon plutôt dégingandé, tout en coudes et en genoux, ce qui ne l’empêchait pas de se déplacer avec adresse et vivacité. Il avait un visage sympathique, taillé à la serpe, et une épaisse tignasse rousse. Appelé pour aider à mettre en lieu sûr les trésors de l’église, il s’était attelé à la tâche en exécutant les ordres qu’on lui donnait sans manifester la moindre curiosité – mais avec une mémoire à toute épreuve, il n’oubliait rien, une fois qu’il avait compris ce qu’on attendait de lui.
— En effet, mon frère, j’y étais. Je suis allé donner un coup de main à Lambert et Grégoire pour le bois, et frère Richard nous a appelés pour déménager des trucs à l’intérieur. Il y avait un autre bonhomme qui courait comme nous, quelqu’un de l’hôtellerie, qui enlevait des choses autour des autels. Il avait l’air d’être comme chez lui et de savoir de quoi on avait besoin. Moi, j’ai fait ce qu’on m’a demandé.
— Bon. Vers la fin de la soirée, quelqu’un vous a-t-il prié de l’aider à soulever un objet allongé et de le déposer dans le chariot pour Ramsey, parmi les poutres ? questionna Cadfael sans détour, sans s’attendre à grand-chose non plus.
En entendant la réponse, toute simple, il tressaillit.
— Ah, mais si. Il a dit qu’il fallait que ça parte avec le bois, bien calé. C’était bien protégé et ça ne risquait à peu près rien.
Propos loin d’être exact, mais Aldhelm n’était pas censé le savoir.
— Les deux charretiers de Longner n’ont rien remarqué, objecta Cadfael. Comment est-ce possible ?
— Il pleuvait, on n’y voyait pas à deux toises, et ils étaient très occupés à basculer le bois vers l’arrière de la charrette de Longner pour pouvoir le transporter plus facilement. Je suis pas surpris qu’ils n’aient rien vu. J’ai jamais repensé à en reparler, c’est ce que voulait votre collègue, simplement un dernier objet à prendre. J’ai supposé que ce n’était pas lui qui donnait les ordres, et puis ça n’était pas à nous de nous mêler des affaires de l’abbaye.
Il y avait certainement beaucoup de vrai là-dedans, le religieux en question n’agissant sûrement pas au hasard. Quant à son identité, Cadfael avait sa petite idée sur ce point, mais il n’était pas question de porter des accusations en l’air.
— A quoi ressemblait-il, ce moine ? Vous lui aviez déjà parlé dans l’église ?
— Non. Il est arrivé en courant et il m’a pris par la manche dans le noir. C’était un bénédictin, ça oui, mais c’est tout ce que je sais. Pas très grand, un peu plus petit que moi. Un jeune, d’après sa voix. Je vois pas grand-chose d’autre à ajouter. Mais si je l’ai sous les yeux, je pourrai vous le montrer, affirma-t-il en conclusion.
— Vous l’avez vu dans l’obscurité, avec sa coule tirée, et vous pourriez le reconnaître ?
— Ah ça, je vous le garantis. Je suis rentré avec lui pour prendre son chargement. La lampe d’autel brûlait encore. Je l’ai vu de près, avec la lumière qui l’éclairait en plein. Vous décrire quelqu’un, c’est pas mon fort, et puis ils se ressemblent tous, mais amenez-le-moi et vous verrez. Je le reconnaîtrai entre mille.
— Je l’ai trouvé, annonça Cadfael, rendant compte en privé du résultat de ses recherches à l’abbé Radulphe. Il affirme pouvoir reconnaître son homme.
— Il en est sûr ?
— Sûr et certain, et il m’a convaincu. C’est le seul à l’avoir vu quand ils ont soulevé le reliquaire, à la lumière de la lampe d’autel. Donc de tout près. Les autres étaient dehors, dans le noir et la pluie. Oui, pour moi il a raison d’être aussi affirmatif.
— Il viendra ? voulut savoir Radulphe.
— Oui, mais il a un patron, un travail à terminer, et il y a toujours les agneaux dont il doit s’occuper. Tant qu’il restera une seule brebis en difficulté, il ne bougera pas. Aussi je l’enverrai chercher, dans la soirée, dès que sa journée de travail sera finie. Tant que les autres ne sont pas rentrés de Worcester, sa présence n’est pas utile. N’importe, le jour où je lui demanderai de venir, il sera là.
— Bien, approuva Radulphe, que ce délai ne satisfaisait pas vraiment. Je suppose que nous n’avons pas d’autre choix, ajouta-t-il, sans épiloguer sur la raison pour laquelle il était inutile de solliciter leur témoin, dans les circonstances présentes, raison que tous deux comprenaient parfaitement. Une chose encore, Cadfael. Quand ce sera le moment, nous éviterons d’en informer le chapitre. Que personne ne soit prévenu. Cela coupera court aux rumeurs et personne n’aura à avoir peur. Évitons d’agir inconsidérément, dans la mesure du possible, afin que personne n’ait trop à en pâtir, même les coupables.
— Peut-être reviendra-t-Elle sans dommage aucun, avança Cadfael, tout peut encore bien se passer et ainsi nul n’aura à en souffrir. Il faut aussi compter avec Elle, et là-dessus, je ne m’inquiète pas.
Il vint soudain à l’esprit de Cadfael que Hugh avait eu mille fois raison en affirmant qu’il parlait instinctivement de ce reliquaire vide, ou quasiment vide, comme s’il abritait véritablement l’être miraculeux dont il portait le nom.
Avec l’authenticité qu’elle avait conférée à sa châsse, elle fut de retour le jour suivant, noblement escortée.
Frère Cadfael sortait juste de l’infirmerie, au milieu de la matinée, après avoir regarni les armoires à pharmacie de frère Edmond, quand la petite troupe se présenta devant la loge du portier. Et pas simplement Hugh, le prieur Robert, les deux envoyés de Ramsey et leur serviteur – on ne le voyait pas, celui-là –, mais aussi deux valets d’écurie, ou deux écuyers, difficile d’être plus précis à leur sujet, et un grand de ce monde, encore assez jeune, qui chevauchait discrètement aux côtés de Hugh, derrière les deux prieurs ; il commandait la procession sans effort ni geste inutile. Ses vêtements étaient riches, de couleur sombre, avec beaucoup moins d’ornements que le harnais de sa monture, un rouan magnifique. Derrière lui, sur une étroite voiture tirée par un unique cheval, venait le reliquaire de sainte Winifred qu’on avait respectueusement placé sur des draperies brodées.
Ce fut merveille de voir comme la grande cour se remplit. On aurait pu croire que la nouvelle de son retour triomphal avait été colportée par le vent. Frère Denis sortit de l’hôtellerie, frère Paul de l’école avec, à ses basques, deux écoliers qui ne perdaient pas une miette du spectacle, deux novices et deux palefreniers arrivèrent des écuries et une dizaine de religieux accoururent, laissant en plan diverses tâches qu’ils achèveraient ultérieurement. Tous apparurent sur la scène presque avant que le portier ne soit sorti de sa loge pour courir accueillir le prieur, le shérif et leurs compagnons.
Tutilo, qui se tenait modestement à l’arrière du cortège, sauta à terre et se dépêcha de prendre l’étrier d’Herluin, tel un page de cour, tandis que son supérieur mettait pied à terre. Le parfait petit novice un peu trop assidu, cependant, pour avoir l’esprit tout à fait tranquille. Et si Cadfael avait vu juste dans ses suppositions, oui, il avait grand intérêt à observer une attitude irréprochable. Selon toute apparence, le reliquaire était revenu à l’endroit qu’il n’aurait jamais dû quitter au moment même où on avait mis la main sur un témoin qui ne manquerait pas de jeter une lumière sans voiles sur les circonstances de sa disparition. Bien que Tutilo ne sût pas ce que l’avenir lui réservait, il ne pouvait pas être sûr que ce joyeux retour mettrait un terme à l’affaire. Plein d’espoir, mais inquiet, croisant les doigts pour conjurer le sort, il se montrerait d’une vertu parfaite jusqu’à ce que le péril soit passé, et lui-même se rendrait invisible et anonyme. Peut-être irait-il jusqu’à prier sainte Winifred de le protéger. Il était assez effronté – et innocent – pour cela.
Bien malgré lui, Cadfael éprouvait une certaine sympathie pour cet individu dont les efforts hasardeux, audacieux, avaient provoqué une révolution et qui, à présent, se retrouvait menacé d’un châtiment sévère suivi d’une disgrâce. D’autant plus que Cadfael avait échappé d’un cheveu à semblable mésaventure. Le dessus du reliquaire, avec ses décorations d’argent exposées à la vue de tous, sans doute pour qu’on puisse les reconnaître dès que son escorte pénétrerait dans la cour, était toujours scellé. Personne n’avait essayé de l’ouvrir ni vu le corps qu’il contenait. Cadfael pouvait de nouveau respirer librement.
Se trouvant sur son territoire, le prieur Robert avait pris les choses en main. Les religieux, tout excités, avaient soulevé la châsse qu’ils portèrent dans l’église, sur l’autel qui lui était consacré, dévotement suivis de Tutilo. Palefreniers et novices emmenèrent les chevaux et conduisirent la petite voiture dans la cour de la grange, où elle serait à l’abri. Robert, Hugh, Herluin et l’étranger se dirigèrent vers les appartements de l’abbé, d’où Radulphe était sorti pour les accueillir.
Qui diantre était donc cet étranger, que Cadfael était sûr de n’avoir jamais vu ? Mais le problème n’était pas d’une importance telle, après tout, même si sa présence ici demeurait mystérieuse. L’embuscade ayant eu lieu à proximité de Leicester, ce devait être un gentilhomme de ce comté. Que lui importait de savoir son nom ? Il remarqua alors la protubérance que formait son épaule qui, vue de dos, donnait l’impression qu’il était bossu, bien que l’homme eût un corps parfaitement proportionné. Eh oui, on ne pouvait pas s’y tromper, c’était le « cadet » des jumeaux Beaumont, qu’on surnommait Robert Bossu ou Robert le Bossu. A en croire la rumeur, il n’avait jamais protesté contre ce surnom.
Mais qu’est-ce que Robert Bossu faisait ici ? Tout le monde avait disparu dans le logis abbatial, et on ne tarderait pas à savoir la raison de sa visite. Le compte rendu de Hugh à l’abbé lui reviendrait tout aussi vite. Il ne lui restait qu’à attendre la fin de la conférence unissant l’Église et le bras séculier.
Dans l’intervalle, le moment n’était-il pas venu, se dit-il, puisque la compagnie au grand complet était réunie, d’envoyer le petit homme qu’employait le père Boniface chercher Aldhelm dans sa bergerie d’Upton, pour lui demander de venir à l’abbaye dès il aurait achevé son travail, à la fin de la journée. On finirait alors par savoir qui était le bénédictin fantôme, puisqu’il n’en manquait plus à l’appel.
Le silence tomba dans l’atelier de Cadfael quand Hugh eut terminé de lui raconter l’odyssée de sainte Winifred, sans rien omettre – et comment, dans quel état d’esprit, Robert Beaumont avait provoqué la polémique quant à l’autorité qui avait le droit de la posséder.
— Est-il sérieux ? demanda Cadfael.
— Couci-couça. Il s’amuse, ça lui passe le temps, en attendant la reprise des combats où il pourra recommencer à manœuvrer. Ce n’est pas qu’il tienne tant à se battre, mais il supporte mal l’oisiveté. A part protéger les intérêts de Waleran ici, comme Waleran protège les siens en Normandie, il n’a qu’à se tourner les pouces. Et puis il aime bien lâcher les renards dans le poulailler, surtout quand il y a des coqs aussi prompts à sauter sur leurs ergots que votre prieur et son homologue de Ramsey. Oh, il n’y a pas de mal à cela, conclut Hugh. On ne peut pas lui reprocher de vouloir se distraire, j’ai bien dû en faire autant quand j’étais plus jeune.
— Il soutient quand même qu’il a des droits, non ?
— Quand il aura de l’occupation, ça lui passera. Je vous répète que ça l’amuse. D’ailleurs, ce sont eux qui lui ont mis cette idée en tête. On pourrait presque croire, lui a dit Robert – puis-je l’appeler notre Robert ? – que c’est sainte Winifred qui a pris cette décision, ou quelque chose d’approchant. Alors l’autre Robert, imaginez, n’a pas perdu de temps à voir que la graine était tombée en terrain fertile et depuis, il continue dans ce sens. Mais ne vous inquiétez pas, il n’ira pas jusqu’à les humilier l’un et l’autre et à plus forte raison votre abbé, qu’il reconnaît comme son égal.
— On la remarque à peine, constata Cadfael, passant du coq à l’âne.
— Je vous demande pardon ?
— Sa bosse. Robert Bossu ! J’avais déjà entendu ce nom-là quelque part. Jumeaux ou pas, Robert et Waleran semblent avoir pris des routes différentes, ces dernières années. L’aîné est en Normandie, depuis trois ou quatre ans. Étienne ne peut plus compter sur lui aussi fermement que par le passé.
— Il le sait, acquiesça sèchement Hugh. Étienne sait quand il a perdu un appui solide. Il est cependant plus que probable qu’il en a compris la raison, et on ne peut guère adresser de reproches à l’individu en question. Les deux frères ont des terres ici et en Normandie, et depuis que Geoffroi d’Anjou s’est rendu maître de la Normandie, au nom de son fils, tous ceux qui soutenaient Étienne craignent de se voir dépossédés de leurs domaines. Ils ont dû être tentés de passer dans le camp du comte d’Anjou pour ne pas perdre sa faveur. Waleran attache une grande importance à ce qu’il possède des deux côtés de la mer. Qui pourrait le blâmer d’être passé en France pour tenter de courtiser Geoffroi, si cela peut lui éviter d’être dépossédé de ses biens ? Et il ne s’agit pas seulement de terres. A la mort de leur père, c’est lui qui a hérité des possessions françaises, fleuron de la famille. Il est comte de Meulan et sa succession est liée à ce titre. Sans lui, il n’a plus de nom. Robert, lui, a reçu en apanage les terres d’Angleterre. Breteuil ne lui vient que de son mariage. Il est chez lui, ici. Waleran est allé là où sont ses racines, même si cela implique de rendre hommage à Anjou, pour sauvegarder ce qu’il détient. Je ne suis pas sûr que ça l’enthousiasme. A l’heure qu’il est, il doit allégeance à Geoffroi, mais il lui apporte une aide aussi réduite que possible tout en évitant au maximum de nuire à Etienne. Il protège ses intérêts et ceux de son frère, et Robert lui rend la pareille ici. Ils s’abstiennent de trop prendre part au conflit, et ça n’a rien d’étonnant ! termina Hugh. Il doit aussi y avoir un phénomène de lassitude. Ce chaos dure depuis beaucoup trop longtemps.
— Ce qui prouve, observa Cadfael, sentencieux, qu’il n’est jamais simple de servir deux maîtres à la fois, même quand deux frères se partagent la tâche.
— Ils ne sont pas les seuls dans cette situation.
— Et avec toutes ces histoires de succession, il y en aura d’autres ! Mais nous aussi, nous avons nos problèmes, Hugh. Même si le comte se divertit, je vous certifie que ce n’est pas le cas d’Herluin. Si j’avais su, soupira Cadfael, que vous alliez la ramener sans dommage, je ne me serais peut-être pas donné tout ce mal pour découvrir comment elle avait disparu.
— Je ne suis pas persuadé que vous aviez vraiment le choix et maintenant, vous ne l’avez certainement plus, sympathisa Hugh.
— Eh non ! j’ai envoyé chercher le garçon du manoir d’Upton, comme j’en avais informé Radulphe. Avant complies, il sera là et on connaîtra la vérité. Chacun d’entre nous sait qu’on a tenté de nous dérober le reliquaire. Il ne manque que le témoignage du berger pour donner au voleur un nom et un visage. Quelqu’un de petit, avec une voix jeune, qui a raconté une histoire à Aldhelm pour qu’il lui donne un coup de main, et le tour était joué. Il l’a vu de tout près. Ce n’est pas que j’aie vraiment besoin d’une confirmation, admit Cadfael, mais la justice ne peut agir que sur des certitudes absolues. Herluin n’est ni petit ni jeune. Et pourquoi un religieux de Shrewsbury voudrait-il expédier notre sainte de prédilection à Ramsey ? Une fois qu’on a compris ce qui s’est passé, il ne nous reste plus que Tutilo.
— Il n’a pas froid aux yeux, ce petit ! observa Hugh, avec une grimace admirative. Je ne vois pas ce qu’il fabrique dans les ordres. Vous savez quoi ? Je mettrais ma main au feu qu’Herluin n’aurait soulevé aucune objection si Tutilo avait réussi son coup, mais comme il a échoué, il sera d’autant plus dur envers lui. Allez, je rentre, murmura-t-il, et il se leva pour prendre congé en s’étirant car cette longue chevauchée l’avait un peu fatigué. On n’a plus besoin de moi ici tant que votre Aldhelm n’aura pas montré Tutilo du doigt, ce dont vous semblez tellement certain, mais ça, c’est pour ce soir. J’aimerais autant ne pas être là. Si je dois intervenir, ça attendra demain matin.
Cadfael ne le raccompagna pas plus loin que le jardin car il n’avait pas encore fini son travail. Frère Winfrid, grand, jeune, solide, était penché sur sa bêche quand il remarqua une silhouette maigrelette qui passait le coin de la haie de buis et filait vers la grande cour.
— Qu’avait donc frère Jérôme à rôder autour de votre atelier ? demanda frère Winfrid, qui venait ranger ses outils à la tombée du crépuscule.
— Ah bon, il était là ? répondit distraitement Cadfael, occupé à écraser des herbes pour préparer un remède. Il ne s’est pas montré.
— Non, et il n’en avait pas l’intention ! s’écria frère Winfrid qui n’avait pas l’habitude d’y aller par quatre chemins. Il voulait savoir ce que le shérif avait à vous raconter. Il est resté quelques minutes devant la porte et quand il a entendu que vous alliez sortir, il s’est sauvé sans demander son reste. Je ne suis pas sûr qu’il vous ait surpris à chanter ses louanges.
— Je crois quant à moi qu’il n’a rien entendu du tout, répliqua Cadfael, fort satisfait. Et rien qui puisse lui profiter, quoi qu’il en soit.
Rémy de Pertuis avait pratiquement décidé de partir ce jour-là, mais l’arrivée du comte de Leicester lui donna matière à réflexion, et il ordonna à Daalny et Bénézet de défaire leur paquetage. Son cheval ne boitait plus et ne demandait qu’à sortir. Mais il serait peut-être plus sage de différer son départ de quelques jours et d’examiner les possibilités qu’offrait ce grand seigneur, dont l’arrivée était providentielle. Rémy ne connaissait pas personnellement le comte Ranulf de Chester et il ne pouvait pas être sûr de l’accueil qu’on lui réserverait dans le nord, alors que la rumeur affirmait que Robert Beaumont était un homme cultivé, susceptible d’apprécier la musique. Au moins, tant qu’il était là, Rémy serait logé près du comte et dînerait à sa table. Pourquoi renoncer à une occasion aussi inespérée pour aller solliciter quelqu’un dont il ne savait à peu près rien ?
Rémy se mit en devoir d’examiner les choses de plus près et se disposa à séduire. Or, quand il en avait envie, il avait beaucoup de charme. Bénézet était à son service depuis assez longtemps pour comprendre le rôle qu’on attendait de lui, sans qu’on ait besoin de lui mettre les points sur les « i ». Il se rendit agréable aux écuyers du comte, et garda l’oreille aux aguets. Ce qu’il apprit sur ses goûts et son caractère était encourageant. Un tel mécène leur assurerait une protection totale jusqu’à la fin de leurs jours, une vie relativement luxueuse, un emploi des plus sympathiques. Bénézet revenait au trot vers l’hôtellerie pour donner un compte rendu à son maître quand il surprit frère Jérôme qui revenait du jardin à pas pressés, tête basse. Et aussi, c’est du moins le sentiment qu’eut Bénézet, passablement excité, anxieux de dire à quelqu’un ce qu’il avait sur le cœur. Il n’y avait qu’une seule personne vers qui il pouvait aller avec une telle ferveur. Bénézet, naturellement curieux de tout ce qui pourrait éventuellement tourner à son avantage, ne répugnait jamais à récolter quelques renseignements utiles, s’il s’en présentait sur son chemin. Il ralentit le pas pour voir où se dirigeait frère Jérôme et le suivit sans précipitation jusqu’au cloître.
Le prieur Robert replaçait un livre dans un des placards, situé à l’extrémité du scriptorium. Jérôme courut vers lui, avide de lui rapporter les dernières nouvelles. Bénézet se mit à couvert et se rapprocha autant qu’il lui fut possible, avant de se fondre dans la pénombre. Le moment était bien choisi car, à l’arrivée du crépuscule, tous les religieux qui effectuaient un travail de copiste ou de lecteur avaient abandonné leur ouvrage pour la soirée, laissant le prieur s’assurer que tout avait été soigneusement remis à sa place. Dans la quiétude du soir, les voix portaient loin, Jérôme, tout énervé, parlait haut et le prieur ne fit pas baisser d’un ton la voix qu’il aimait particulièrement entendre. Bénézet s’était déjà rendu compte que les informations utiles se pèchent souvent dans les endroits les plus invraisemblables.
— Père prieur, commença Jérôme, à moitié ravi, à moitié scandalisé, il vient de me revenir quelque chose qu’il faut que vous sachiez. Il semble qu’il y ait un homme qui a aidé, en toute innocence, à porter le reliquaire de sainte Winifred dans la charrette qui partait pour Ramsey, car un religieux en habit le lui avait demandé. Il affirme pouvoir le reconnaître, et il vient ici ce soir. Pourquoi nous avoir laissés dans l’ignorance, père ?
— Je suis au courant, répondit le prieur, en refermant la porte du placard sur la sagesse et la piété qu’il contenait. Le seigneur abbé m’en a parlé. La chose n’a pas été rendue publique pour ne pas alerter le coupable.
— Mais père, vous voyez ce que cela implique ?
— C’est la mauvaiseté des hommes qui a arraché sainte Winifred à nos soins diligents. Et j’ai entendu prononcer un nom, celui du voleur impie qui a osé déranger son repos. C’est frère Cadfael qui a mentionné ce nom. Il s’agirait de ce prétendu innocent, le novice de Ramsey, Tutilo.
— Ah ! cela, je l’ignorais, prononça Robert d’un ton de dignité légèrement offensée. Sans doute parce que l’abbé ne voulait pas accuser un homme sans qu’un témoin fournisse une preuve irréfutable de sa culpabilité. Il ne nous reste qu’à attendre ce soir, et nous l’aurons, cette preuve.
— Mais, père, une telle méchanceté de la part de quiconque, c’est positivement incroyable. La pénitence pourrait-elle suffire à l’absoudre ? Pour moi, la foudre divine aurait dû le frapper au moment même où il commettait cet acte inqualifiable.
— Le châtiment est parfois retardé, dit le prieur, qui s’achemina vers la sortie, suivi de son ombre fidèle. Mais il vient toujours. Encore quelques heures de patience et le pécheur trouvera la juste rétribution de son acte.
Les murmures vengeurs, insatisfaits, de frère Jérôme s’entendirent jusqu’au porche sud et dans la froidure du soir. Bénézet le laissa aller et resta quelques minutes à réfléchir à la conversation qu’il venait de surprendre, avant de se lever tranquillement et de revenir, songeur, vers l’hôtellerie. Il avait devant lui une soirée agréable. Daalny et lui étaient dispensés de tout service, Rémy dînant avec l’abbé et le comte, premiers jalons de sa campagne pour trouver une place et une situation. Il n’avait pas besoin de serviteur et bien qu’on eût pu jouer de la musique avant la fin de la soirée, il eût été difficile de caser une chanteuse dans les appartements de l’abbé. Décence oblige. Pour une fois, ils étaient donc libres de s’occuper comme ils l’entendaient.
— J’ai quelque chose à te dire, murmura Bénézet, quand il eut trouvé Daalny qui s’affairait, les sourcils froncés, à accorder un rebec sous l’une des torches de la grande salle. Il risque de se passer des choses ce soir. Des choses dont il serait bon que ton Tutilo soit informé.
Et il lui raconta la scène à laquelle il venait d’assister. Très aimablement.
— A ta place, je le préviendrais. Il serait bien inspiré de disparaître. Ça ne lui donnerait qu’une seule petite journée d’avance, mais on a le temps de voir venir en une journée. Je le crois assez futé pour inventer une histoire qui se tienne, une fois qu’il saura ce qui l’attend, ou pour persuader le témoin de changer sa version des faits. Je ne lui veux pas de mal, à ce garçon, surtout qu’il est déjà dans une situation difficile.
— Ce n’est pas mon Tutilo, protesta Daalny.
Mais elle n’en posa pas moins son rebec en lançant à Bénézet un regard à la fois pensif et farouche.
— Tu ne serais pas en train de me mentir, au moins ?
— Et puis quoi, encore ? Tu n’as pas remarqué toutes ces allées et venues, aujourd’hui ? Eh bien, voilà ce que ça cachait. Et toi, tu es libre comme l’air – une fois n’est pas coutume – à condition de revenir dans ta cage à l’heure. Tu feras ce que tu veux, évidemment, mais moi, si j’étais à ta place, je lui parlerais de ce qui le menace. Puisque j’en ai l’occasion, je vais aller me dégourdir les jambes en ville. Comme je ne sais rien, je ne parlerai de rien.
— Ce n’est pas mon Tutilo, répéta-t-elle, presque sans y penser ni cesser de réfléchir.
— A la façon dont il évite de te regarder, tu n’aurais pas à te donner beaucoup de mal pour qu’il vienne te manger dans la main, dit Bénézet, avec un sourire en coin. Mais tu peux le laisser mariner dans son jus, si c’est ce que tu veux.
Non, ce n’était pas ce qu’elle voulait et il le savait très bien. Tutilo serait averti de ce qui l’attendait d’ici la fin de vêpres ou peut-être même avant.
Le sous-prieur Herluin, qui allait dîner en brillante compagnie chez l’abbé, très flatté de cette invitation, rencontra sur son chemin un pétitionnaire fort humble en la personne de Tutilo, qui lui demandait la permission de s’absenter pour rendre visite à dame Donata : celle-ci le réclamait à Longner.
— Cette dame, père, me prie de venir jouer pour elle, comme la fois précédente. M’accorderez-vous votre permission ?
Herluin songeait surtout au dîner qui l’attendait, et à fourbir des arguments concernant sainte Winifred. On ne lui avait pas soufflé mot des soupçons qui pesaient sur son acolyte, ni de l’arrivée prévue dans la soirée d’un témoin oculaire, grâce auquel la cause serait définitivement entendue. Et Tutilo obtint satisfaction presque trop facilement. Il sortit par le portail au vu et au su de tous et prit la route qui longe la Première Enceinte au cas où quelqu’un s’aviserait de vérifier qu’il partait bien dans la bonne direction. Il ne comptait pas aller très loin, sûrement pas jusqu’à Longner, mais assez tout de même pour ne pas être sur les lieux quand le danger le menacerait d’une façon pressante. Il n’était pas naïf au point de se croire sauvé si Aldhelm repartait bredouille, mais d’ici là, il essaierait de trouver une parade. Assez efficace pour conjurer le mal – et il avait une grande confiance en ses capacités d’invention.
La nouvelle se répandit par des voies détournées et parvint aux oreilles de frère Jérôme : l’oiseau qu’il désirait tant attraper en y mettant toutes ses forces chétives, l’oiseau donc s’était envolé et caché à bonne distance. Cela le rendit malade et fou de rage. Il fallait se rendre à l’évidence, il n’y a pas de justice à attendre, même du ciel. Le diable s’y entendait à protéger les siens.
Frère Jérôme avait dû s’empoisonner avec son propre fiel, car on ne le revit plus de toute la soirée. Il serait excessif de prétendre que son absence fut regrettée. Le prieur se rendait compte qu’il était là seulement quand il avait besoin de lui ou quand il avait recours à son obséquiosité pour rehausser la dignité de son rang. Cela l’aidait à retrouver son équilibre. La plupart des religieux remarquaient s’il était là ou non, hélas. S’il ne traînait pas derrière leurs basques, ils en rendaient grâces, se détendaient… et l’oubliaient. Les novices et les écoliers l’évitaient comme la peste. Ce ne fut pas avant complies que sa disparition provoqua un certain étonnement, des commentaires et finalement un malaise, tant il était scrupuleux à observer la règle. Il fallait lui rendre cette justice, il ne manquait jamais un office. Le sous-prieur Richard, âme charitable, même envers ceux qu’il n’appréciait guère, s’inquiéta et se mit à la recherche de son collègue disparu. Il le trouva couché au dortoir, pâle, tremblant, les lèvres pincées. Il était malade, le visage grisâtre et il avait froid.
Puisque même dans ses périodes de bonne santé, il avait tendance à la dyspepsie, personne ne fut très surpris, sauf peut-être de la brusque sévérité de cette attaque. Frère Cadfael lui apporta une boisson chaude et une potion pour calmer ses maux d’estomac. Puis on le laissa dormir.
Ce fut le grand sujet de conversation de la soirée, assez bénin au demeurant. Car il y eut beaucoup plus sérieux et le terme « bénin » eût été carrément inadéquat en l’occurrence. Cela se passa aux environs de minuit. Dans la demi-heure qui suivit complies, la tension était retombée complètement, car le jeune homme du manoir d’Upton, le témoin tant attendu grâce auquel on saurait la vérité, ne vint pas.
Les hôtes de l’abbé s’étaient séparés très dignement. Rémy et le comte étaient repartis ensemble, plongés dans une amicale conversation, vers l’hôtellerie où Bénézet était déjà rentré de la ville, pour servir son patron, tout comme les deux écuyers du comte étaient prêts à s’occuper du leur. Dans la chambre des femmes, Daalny secouait et coiffait ses longs cheveux noirs tout en écoutant les bavardages de l’épouse d’un marchand de Wem, qui s’était arrêtée là pour la nuit avant de poursuivre sa route en direction de Wenlock, où sa fille allait accoucher. Tous, dans la clôture, se préparaient à se coucher.
Mais Aldhelm ne vint pas, et Tutilo ne rentra pas de sa visite à la châtelaine de Longner.
La succession des services de la journée étant immuable, malgré ceux qui tombaient malades ou ne pouvaient y assister, la cloche de matines tinta une fois de plus à minuit, et les religieux, mal réveillés, se levèrent et prirent l’escalier de nuit pour gagner l’église. Cadfael, qui avait le don de s’éveiller ou de s’endormir à volonté, ressentait toujours fortement la solennité particulière des offices de nuit, et la grandeur vivante de la voûte sombre au-dessus de sa tête, où la lueur des cierges allait et venait, évoquait pour lui l’infini. Le silence aussi, autour de minuit, prenait une dimension cosmique et le son le plus ténu, s’il perturbait le déroulement des cérémonies, semblait ébranler la terre jusque dans ses fondations. C’est ainsi que, dans la pause consacrée à la méditation et à la prière, entre matines et laudes, le bref grincement des gonds de la porte sud quand on venait du cloître troubla Cadfael. Il avait l’ouïe plus fine que beaucoup et les années n’avaient pas entamé ce sens. Il fut probablement l’un des rares à l’entendre. Quelqu’un pourtant était entré par cette porte, à pas de velours, et maintenant qu’il était à l’intérieur, il ne bougeait plus, hésitant à s’avancer dans le chœur et à déranger le deuxième office du jour. Au bout de quelques instants, une voix venue de cet endroit, basse et rauque, se joignit très doucement aux répons.
Quand les moines quittèrent leurs stalles, à la fin de laudes, et s’approchèrent de l’escalier de nuit pour retourner dormir, ils firent face à une mince silhouette, agenouillée. Le jeune homme se releva et s’avança dans le peu de lumière qu’il y avait d’un pas vif, résigné, comme s’il s’attendait à un accueil pour le moins mitigé, mais puisqu’il fallait en passer par là… C’était Tutilo, dont la robe, à hauteur des épaules, était toute luisante des douces pluies du printemps qui avaient commencé à tomber en milieu de soirée. Ses boucles étaient humides, emmêlées, et quand il se passa la main sur le front, il y laissa une traînée noire. Il avait les yeux écarquillés et, dans son regard, on devinait qu’il avait subi un choc, ainsi que dans son visage très pâle, outre la marque sombre qu’il venait de se faire.
Quand il le vit, le sous-prieur Herluin, qui marchait aux côtés de Robert, sursauta et laissa échapper un cri bref, violent qui exprimait à la fois l’exaspération, la colère et l’incompréhension. Mais avant qu’il ait pu retrouver son souffle et accabler le malheureux de reproches sans fin, ce dernier l’avait devancé et les quelques mots qu’il put prononcer coupèrent net l’inspiration de son supérieur.
— Je suis désolé de rentrer si tard, père, mais je n’avais pas le choix. Il fallait impérativement que j’aille en ville, au château, car c’est là qu’il faut d’abord s’adresser en pareil cas. Sur le chemin du retour, vers le bac, en traversant le bois, j’ai découvert un mort. Assassiné… père, murmura-t-il, montrant la main avec laquelle il s’était sali le front, et je sais de quoi je parle, même en pleine nuit, il n’y avait pas à s’y tromper. Je l’ai touché… il avait le crâne en bouillie !